© 07-Oct-2001 |
Woodstock en France ? MIDEM du show sans le business ? TNP de la chanson ? Né du désir de faire vivre une chanson dite "marginale", le Printemps de Bourges est devenu avec le temps - et avec l'aide d'un public affamé d'autre chose que de variété congelée - le plus formidable patchwork musical qu'on puisse rêver... Avril 1977 : création du festival, qui a pour
projet d'offrir un lieu à ces chanteurs déjà découverts par le public
et royalement méprisés par les médias, excepté quelques allumés de FIP.
Le premier "bouf" rassemble Bernard Lavilliers, Colette Magny, François
Béranger, Julos Beaucame, Font et Val, Catherine Ribeiro, avec l'appui
de quelques anges tutélaires comme Serge Reggiani, les Frères Jacques,
et un Charles Trenet presque oublié, que Jacques Higelin remet au goût
du jour. Le courant "gardarem" est représenté par Joan-Pau Verdier, Kirjuhel,
Marti. Premier bilan : 15000 entrées. C'est bien la preuve que, si le
Printemps de Bourges n'existait pas, il faudrait l'inventer très vite.
Galvanisée, l'équipe d'"Ecoute s'il pleut" décide de revenir l'année prochaine. 1978 : le Printemps s'enhardit. Claude Nougaro,
Georges Moustaki, Graeme Allwright, Jean-Roger Caussimon, Pia Colombo,
Alan Stivell, l'adorable Mireille - "C'est dans les vielles marmites qu'on
fait les meilleures soupes", commente un redoutable "rocky" séduit jusqu'à
l'os - se mêlent à ce qu'on appelle déjà la "nouvelle chanson française",
représentée par Renaud, Mama Béa, Gilbert Laffaille. Entre la variétoche
télévisuelle et le déferlement anglo-saxon, la chanson hexagonale trouve
sa liberté au Printemps. Cette liberté implique d'ailleurs un internationalisme
bien compris, avec la présence de Daniel Viglietti (Uruguay), Djamel Allam
(Algérie), Lluis Llach et Ramon Montaner (Espagne), Steve Waring (USA).
Comme le jazz français n'a pas non plus les honneurs des médias, on lui
fait une place, avec Humair, Jeanneau, Texier et Lubat. On saupoudre l'ensemble
d'un peu d'humour - Marianne Sergent, Jean-Paul Farré, Font et Val - et
le résultat, c'est 20000 entrées. 1979 : le Printemps s'étale sur sept jours
au lieu de cinq - le huitième jour, on se repose, comme Dieu. C'est devenu
une évidence : il incarne les enthousiasmes d'une génération. Renaud avec
Souchon bourre le grand chapiteau. Thiéfaine, Isabelle Mayereau, Charlélie
Couture font salle comble. Téléphone et Magma confirment énergiquement
l'existence d'un rock français. Un folk inventif déborde le "babacoolisme"
avec Gwendal, Ganafoul, Malicorne, Mont-Joïa, Imago et Glenmor. Paco Ibanez,
le Cuarteto Cedron, Anna Prucnal, Plume Latraverse viennent chanter les
espoirs (ou les loufoqueries dans le cas de Plume) de leurs pays respectifs.
Symptôme indéniable de succès, on note la naissance d'un festival off,
animé par Bernard Lubat et l'ineffable Norbert Letheule. 1980 : comme il ne faut jamais s'endormir
sur un succès, le Printemps s'interroge : est-il un projet régional ou
national ? Dans le doute, il s'ouvre à de nouvelles couleurs musicales.
La modicité des prix d'entrées, le nomadisme des populations adolescentes
favorisent le melting-pot. C'est l'arrivée du blues, avec Luther Allison
et Eddie Boy, et l'intrusion décoiffante de malpolis comme Odeurs ou Etron
fou. Le rock tricolore se cherche et trouve Strychnine, Starshooter, Marquis
de Sade, Trust. De salle en chapiteau, on passe de Mouloudji à Bashung
et de Lemarque à Lalanne, de Bedos à Prucnal. On s'aventure jusqu'à Megumi
Satsu (Japon), Atahualpa Yupanqui (Argentine), Angélique Ionatos (Grèce),
Idir (Algérie). Les médias commencent à "découvrir" le festival. Les autochtones
eux-mêmes, jusque-là réticents, se pressent sur les gradins. Au bout du
compte le Printemps sera régional ET national. 1981 : les Berruyers ont adopté leur étrange
rejeton : personne ne s'indigne de voir la cathédrale ouvrir ses portes
au Golden Gate Quartet. On ne va pas jusqu'à apprécier "Merguez Street"
et les cracheurs de feu, mais les bistrots ne baissent plus leur rideau
de fer, et plus personne n'a peur des "sacs à dos" hébergés par les CEMEA.
On compte 38000 entrées et une question toute simple se pose : beaucoup
de marginaux, est-ce encore marginal ? D'autant plus que le public se
diversifie au gré de l'éclectisme ambiant. Théâtre para-musical (les Mirabelles,
Riou-Pouchain), comédie musicale, spectacles pour enfants, vidéos, films,
expositions, débats - il y en a pour tout le monde et on ne sait plus
comment on vit ! Derrière les "locomotives" (Lavilliers, Capdevielle,
Julien Clerc, Murray Head, Charlebois, Thiéfaine), le tandem Sonny Terry-Brownie
Mac Ghee croise son blues avec les voix de Giovanna Marini, Edith Butler
et Richard Seguin. Et puis, dans la série "les lendemains qui chantent",
le grand chapiteau reste debout un soir de plus : il est loué par François
Mitterrand, candidat à la Présidence de la République. 1982 : François Mitterrand ayant été élu,
le Printemps est en quelque sorte "officialisé", et donc soutenu pour
la première fois. "Radio Printemps" diffuse onze heures par jour et l'affiche
s'annonce copieuse, avec Montand, Jonasz, Léo Ferré, Cabrel, Gilles Vigneault,
Charlélie Couture, Francis Lalanne, Yves Duteil. Même si l'étranger est
largement représenté depuis le début, c'est cette année-là que le festival
conquiert son label international en s'ouvrant à des groupes anglo-saxons
cotés, comme The Cure, Tuxedo Moon, Rip Rig and Panic, pendant qu'un rock
français en pleine expansion (Kas Product, Orchestre Rouge) attire un
public nouveau. Au total : 50000 entrées. Quoi qu'il en soit, qu'on aime
les décibels ou la photo (exposition Patrick Ullmann), le "hard" ou les
brelans de dames (Mercedes Sosa, Maria Carta, Brenda Wooton), on ne vient
pas à Bourges empiler des spectacles, on vient chercher un tourbillon
d'âme, un supplément de vie. John Coltrane nous le rappelle dans le programme
: "Si tu ne vis pas, la vie ne sortira pas de ton instrument". 1983 : alors que tant de festivals jettent
l'éponge, le Printemps prospère et passe à 61 000 entrées. Outre Julien
Clerc, Yves Duteil, Sapho, Maxime Le Forestier et Catherine Lara, on convie
à la fête de grandes pointures internationales comme Miles Davis et U.2.
On écoute, l'Afrique : Bebey, Touré Kunda, Lolo Sy Ny Tariny. On se lance
dans des créations prestigieuses, avec le spectacle lasérisé de Bernard
Szajner sur Lewis Caroll ou l'oratorio de Mikis Theodorakis. Le programme
annonce "l'affiche introuvable". En effet, au milieu d'un patchwork de
reggae, jazz, humour, hard-rock, punk et chanson, Marguerite Yourcenar
vient parler du gospel, Manset expose ses peintures, Gustave Parking rime
avec happening et Gérard Pierron chante sa Loire vers une heure du matin.
Il n'y a pas de genres mineurs, il n'y a que des émotions, sans compter
les coups de cour vécus au hasard des scènes ouvertes et autres lieux
noctambules façon "Soupe aux choux". 1984
: innovations tous azimuts : naissance du Tremplin, où se produisent les
jeunes inconnus qui deviendront grands, journée de l'orgue de barbarie,
folle nuit du burlesque musical, marché aux puces rock et festival de
poésie sonore - avec William Burroughs entre autres. Le festival continue
de jouer son rôle de précurseur. C'est ainsi que la programmation "Eurock"
esquisse déjà l'image d'une identité européenne, avec des groupes comme
Biska (Italie), Echo and the Bunnymen (Angleterre), The Nits (Hollande),
les Tueurs de la Lune de Miel (Belgique), Kas Product et Angel Maimone
(France). De la même manière, on joue la carte du métissage bien avant
l'appellation "world music", avec Carte de séjour, Akendengué, Eddy Louiss,
Bobongo Stars. Avec également Higelin, Renaud, Cabrel, Balavoine, Sheller,
Diane Dufresne, Nina Hagen et Guy Bedos, ce Printemps frôle le cap du
milliard de centimes pour 82000 entrées ! 1985
: on se calme un peu. Bien sûr, les têtes d'affiche sont là : Jonasz,
Ferré, Stranglers, Diane Dufresne, ainsi que les tandems Hallyday-Mitchell,
Lalanne-Patrick Dupond, Bashung-Couture. Mais on travaille aussi pour
l'avenir, avec la mise sur pied d'antennes régionales destinées à sélectionner
les candidats aux scènes "Tremplin" et "Découvertes", et le renforcement
du centre de la chanson. Les fureteurs sont comblés par la formule "jazz
de minuit", les directeurs de salles venus faire leur marché peuvent déjà
repérer Paolo Conte, Nilda Fernandez, Mory Kanté ou Maurane. Le résultat
a de quoi rendre optimiste : 94000 entrées. Pourtant, jugeant les aides
régionales un peu tièdes, Daniel Colling (le boss) laisse entendre que
le Printemps pourrait bien émigrer sous d'autres latitudes. 1986
: après un branle-bas général des partenaires régionaux, la crise se résorbe,
la famille se ressoude et met le cap sur les 100000 entrées. Cette année,
300 artistes, 800 musiciens, 700 professionnels, 300 journalistes et 500
techniciens sont conviés à souffler les 10 bougies d'anniversaire du Printemps
! Barbara et Depardieu ouvrent le bal avec "Lili Passion". Suivent Higelin,
Dibango, Lockwood, Lubat, Murray Head, Couture, Tom Novembre, Karim Kacel.
Le jazz remplit le grand chapiteau (Nougaro, Lockwood, Portal) et flamboie
dans sa formule "musiciens de minuit". Le rock explose dans toutes ses
variantes, avec Talk Talk, Les Cramps, Les Pogues et Fine Young Cannibals.
Touré Kounda, Salif Keita, Youssou N'Dour chantent l'Afrique, tandis que
Renaud, Anne Sylvestre, Gainsbourg, Higelin, Indochine, Catherine Lara
et VéronIque Samson courent sous le drapeau tricolore. L'Europe est représentée
par Lucio Dalla (Italie) et Carlos Paredes (Portugal). Le cap est dépassé
: on compte 120000 entrées ! 1987
: c'est une ville dans la ville qui s'installe pour dix jours, avec sa
radio, sa télé et son quotidien distribué à plusieurs milliers d'exemplaires.
Le Printemps est menacé d'obésité. D'année en année, tout a enflé : la
capacité d'accueil des salles, les cachets des artistes, les frais de
régie, de sécurité, d'infrastructure hôtelière. Les stars n'hésitent plus
à venir chercher une consécration qui n'est d'ailleurs pas gagnée d'avance
: le public n'est jamais "béat". Johnny Clegg, Chet Baker, Kassav', Pierre
Desproges, Trenet, Jane Birkin, Ray Charles, Les Communards, Niagara,
Rita Mitsouko font des tabacs inoubliables. Jerry Lee Lewis et Emmylou
Harris drainent tous les santiags de France, tandis que Magloire et Casadesus
chavirent les âmes classiques. L'affluence est colossale. Bourges va imploser
et le festival risque de perdre son âme, s'il continue de se bâtir autour
de méga-vedettes comme Tina Turner, Prince, James Brown dont la venue
est envisagée. 1988
: on maîtrise la locomotive. D'autant plus qu'à côté des valeurs sûres
- Gainsbourg, Michel Jonasz, Gilberto Gil, Julien Clerc, Zappa, mais aussi
Boy Georges, Def Leppard, et Marillion - le spectacle vivant évolue. D'une
part, les grandes "messes" gardent leurs adeptes, qui prennent d'assaut
les concerts d'Indochine, Boy Georges ou l'Affaire Louis Trio. D'autre
part se dessine un retour à l'authenticité, à l'intimisme, dont le Printemps
va se faire le reflet. Une pop "ligne claire" ou exotique s'annonce, avec
Wet Wet Wet, Lloyd Cole, Dissidenten. Un neo-folk pointe sa guitare derrière
Michèle Shocked. De nouvelles tendances rock se font jour avec la bande
de "Boucherie Productions", la Mano Negra et Noir Désir. La chanson humoristique
revient avec Chanson Plus Bifluorée. En assumant des parti pris non sectaires
en se diversifiant sans se disperser, le Printemps continue de défendre
un pluralisme musical négligé par les radios dites "libres". 1989
: avec "seulement" 95000 entrées l'année précédente, la gestion doit faire
face à un important déficit. Fini le gigantisme, place à l'inédit, à la
convivialité. Derrière les locomotives (Renaud, Daho, Nougaro, Kassav',
Elmer Food Beat, Les Pogues, Kool and the Gang) et les légendes (Stevie
Wonder et Nina Simone), on met en pratique, avant la lettre, le concept
de "sono mondiale" : raï de Cheb Khaled, rock New Orleans de Willy DeVille,
tex-mex de Flaco Jimenez, blues japonais de Kenji Suzuki, Bikutsi-punk
des Têtes Brûlées. Les amoureux de sonorités nouvelles sont comblés. 1990
: le défrichement continue. Comme le dit Ben, concepteur de l'affiche,
le Printemps se veut "pluricréatif, piuriethnique, pluri tout". En vrac
: chanson française (Patricia Kaas), humour (Bedos, Robin, Palmade), rock
(Tears for Fears, Noir Désir, Midnight Oil), pays de l'Est (les Voix Bulgares),
Québec, Afrique, blues, anglo-saxon, dissident (John Cale, Oyster Band),
rap (Public Enemy), etc. La sixième convention du disque occupe 2000 mètres
carrés, on consacre une nuit aux Publivores, les animations de rue se
multiplient. Un vent de renouveau souffle sur le Printemps, qui attire
les teen-agers. 1991
: le Printemps affiche patchwork complet : UB 40, Jimmy Sommerville, Les
Négresses Vertes et rap français (NTM, IAM), revival (Paris Musette, Kali),
musiques "trad" (Doudou N'Diaye Rose, Steelband de Trinidad), son et lumière
(Generik Vapeur) et rocker post atomique (Leda Atomica). Malgré tout,
il se déclare "ostensiblement franchouillard" et le prouve avec Fugain,
Mitchell, Bruel, Hubert Félix Thiéfaine, Guesh Patti et Pigalle - une
façon comme une autre de rappeler qu'il n'est pas pour rien dans la réhabilitation
et l'évolution de la chanson française... 1992 : le Printemps flotte enfin sur des eaux financièrement paisibles et concentre tous ses efforts sur la créativité. Pour chouchouter certains de ses événements les plus délicats, un nouveau lieu : le Magic Mirrors, cabaret ambulant, petit chapiteau de luxe au décor merveilleusement baroque. On y assiste entre autre à une soirée Oulipienne et à diverses fantaisies poético-gastronomiques : les Péchés de Chère. Pour le reste, Juliette Gréco, Higelin, Couture, Valérie Lemercier, Joe Cocker et la mythique Yma Sumac se mêlent aux "Z'Allummés" toutes catégories, métissés d'Europe et de partout, conteurs, gratteurs-glisseurs américains et autres tenants du patois alternatif. Traduit en chiffres, le Printemps est un mastodonte : plus de 1600 artistes programmés au moins une fois, plus de 10000 musiciens, une armée de techniciens, des centaines de tonnes de matériel, sans compter les décibels... Mais l'essentiel se joue ailleurs. En filigrane, cette fabuleuse fresque musicale raconte les mutations d'une époque. Et la mémoire du Printemps est aussi celle de milliers de gens qui, venus pour la musique, ont trouvé une émotion décuplée par l'enthousiasme collectif. Qu'on se souvienne des 15000 briquets allumés pour Johnny Clegg contre l'apartheid, de Trenet acclamé par les punks, du fragile Chet Baker suspendu à la note bleue de sa trompette, de toutes les fois où l'on a vu se produire le miracle. Car le Printemps génère toujours, entre ses artistes et son public, des alchimies inoubliables. Comme le disait John Cale, "la musique est accessoirement une affaire de musique". |
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